Intention [2013]
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(1) LE DESIGN DANS LE CINÉMA
(2) LE DESIGN POUR LE CINÉMA
(3) LE CINÉMA POUR LE DESIGN
DESIGN ET CINÉMA : OUTILS COMMUNS, PASSERELLES THÉORIQUES ET PRATIQUES
Le champ pratique du design émerge au tournant de la Révolution Industrielle dans une relation complexe entre Art et industrie comme cela est communément admis. Par une intéressante coïncidence, le cinéma naît de manière quasi contemporaine, animé tout aussi vivement par la même dualité conflictuelle. Cette coupe historique voit ainsi se fondre et se solidifier deux champs, et nous devinons là l’esquisse d’un possible rapprochement. Pour penser une convergence cinéma / design, il faut prendre la mesure d’un contexte historique commun. La fin du XIXe siècle (pour le cinéma) puis le début du XXe (pour le design) voient ces deux disciplines chercher leur autonomie : le cinéma cherche ainsi à s’écarter de la photographie et des attractions foraines (auxquelles il reste historiquement lié), tandis que le design naît d’une négociation avec les arts décoratifs. À ce jour, ces creusets originels restent profondément déterminants pour chaque discipline, et continuent d’infuser leurs destinées, dans le jeu de perpétuelles négociations. Cette impureté commune (quoique non identique) peut expliquer que le cinéma et le design aient vu, tôt dans leurs histoires respectives, émerger une théorie destinée à affirmer la légitimité de leurs pratiques et à inscrire celles-ci dans le registre de l’Art.
Tout comme les productions industrielles du design gardent parfois la trace d’imitations d’objets artisanaux et populaires, l’invention du cinématographe a pu être accusée de relever d’un « art de foire ». Cinéma et design manifestent ainsi tous les deux des tensions entre le temps des expérimentations et inventions techniques et l’ambition créatrice et artistique. Le cinéma, quant à lui, se situe au carrefour de traditions artistiques diverses. Le cinéma est autant un art de l’image (image dont la réception est compliquée par sa nature animée) qu’un art de la fiction (« les histoires » du cinéma n’étant seulement pas seulement celles de ses images, héritant en cela du roman, du théâtre, etc.). Les études cinématographiques sont par ailleurs irriguées par de nombreuses traditions, recoupant ici et là des mouvements de pensée plus larges (sociologiques, philosophiques, etc.). Les études génériques (du genre cinématographique), gender, spectatorales, actorales (pour ne citer qu’elles), travaillent quant à elles à interroger le cinéma en intégrant sa nature composite, d’art de l’image mouvante, du son, de la narration.
Parallèlement, le terme de « design » recouvre des réalités hétérogènes. Nous faisons le choix de préférer ce terme aux expressions « arts appliqués » et « création industrielle » afin d’échapper à la subordination d’un domaine sur un autre. De plus, le terme de design présente l’avantage, dans son acception anglo-saxonne, de désigner une pluralité de domaines : design produit, design graphique, design d’interactions, design de mode, design d’espace, etc. Par « design », nous n’entendons pas un adjectif supposé qualifier des marchandises dotées de formes « originales » (« c’est design ! »), mais bien, pour reprendre la formule de Moholy-Nagy, d’« une attitude », d’un cheminement à travers les qualités formelles, structurelles et techniques des objets. Comme le dit Ettore Sotsass : « Le design ne signifie pas donner une forme à un produit plus ou moins stupide, pour une industrie plus ou moins sophistiquée. Il est une façon de concevoir la vie, la politique, l’érotisme, la nourriture et même le design... » Dans ce contexte, le design pourrait informer le(s) concept(s) du cinéma, et fournir des cadres méthodologiques pour amorcer la création filmique.
Le rapport du design à la fiction (notion qui ne recouvre bien évidemment pas le champ du cinéma) peut être éprouvé par la vision que donne Andrea Branzi du designer : « un inventeur de scénarios et stratégies ». Ainsi, le projet doit s’exercer sur les territoires de l’imaginaire, créer de nouveaux récits, de nouvelles fictions, qui viendront augmenter l’épaisseur du réel. Si, comme le dit Andrea Branzi, le design est « une activité qui ne veut pas résoudre des problèmes, mais plutôt en poser de nouveaux », il importe donc de mettre à jour les problèmes féconds que génère ce rapprochement entre cinéma et design. La notion de projet (de projection vers un devenir : dans la situation, le service, l’objet, l’espace, le texte…) qui est centrale dans le champ du design travaille aussi le cinéma, tant sur le plan de la production (écriture, tournage, distribution) que dans la forme, dans le sens de « l’inquiétude » chère à Georges Didi-Huberman. À l’écran, les devenirs des objets, des personnages, des images tracent des possibilités d’expériences qui peuvent en retour informer la pratique du projet en design. L’image cinématographique pourra alors se déplier de la représentation de l’objet au scénario d’usage, et plus loin encore être considérée comme une possibilité de vie, une matière à penser pour les designers en situation de projet.
Penser ensemble le cinéma et le design revient à interroger leurs préoccupations et questionnements communs, dont nous proposons ci-après un aperçu non exhaustif. Notre ambition est de former une équipe de réflexion cinéma-design associant des chercheurs spécialisés dans l’une ou l’autre discipline, ou des chercheurs déjà inscrits dans ce type de problématique transdisciplinaire (arts et cinéma, cinéma et technique, design et supports vidéo).
QUELQUES AXES DE RÉFLEXION
1) LE DESIGN DANS LE CINÉMA
Les productions du design, dans la mesure où elles appartiennent à notre environnement, peuvent faire partie du monde enregistré par le cinéma. Il peut s’agir d’ objets de design (d’objets signés potentiellement identifiables par le spectateur comme tels) mais aussi d’ objets plus banals, issus de la création industrielle. Il faudra discuter de la « valeur » prise par l’objet dans le contenu filmé : chose, objet, produit, accessoire, etc.
Les objets du cinéma : interprétation du rôle symbolique, plastique, narratif d’un objet (le parapluie dans le cinéma burlesque, le sac à main chez Alfred Hitchcock, etc.). On peut aussi envisager la question du placement de produit (le Nokia 8110 dans The Matrix, les vêtements dans Sex and the City, la canette de Pepsi dans World War Z, etc.)
Les objets emblématiques du design illustrés au cinéma : par exemple, le cas bien connu de 2001, A Space Odyssey qui présente les chaises d’Olivier Mourgue. Nous penserons également à la proéminence de certains objets, notamment lorsqu’ils incarnent un certain accomplissement technologique (voitures, gadgets technologiques).
Costumes et conception textile (costumiers célèbres, costumes spécifiques, relation entre les cinéastes et les grands couturiers). On pensera au travail de couturiers pour le cinéma, qu’ils participent directement au processus créatif (par exemple, Jean-Paul Gaultier pour The Cook, the Thief, His Wife and Her Lover de Peter Greenaway), ou non (le port des robes Chanel et Armani par Victoria Abril et Marisa Paredes dans Talons Aiguilles). Nous identifierons le trajet inverse, lorsque le cinéma inspire la mode (la collection automne hiver 2009 de Jean-Paul Gaultier, directement inspirée par ses actrices fétiches ; ). Ces rapprochements ont déjà été étudiés par Nicole Foucher (Université Lyon 2) .
Dans certains cas, le dispositif cinématographique participe de la création textile à l’image : pensons à la chanson « Think Pink » dans Funny Face, qui est à la fois une célébration du textile, mais par ce biais, célébration du visuel pur, de la couleur.
Espace et architecture : lieux célèbres, lieux imaginaires, urbanisme, topographie des villes, réécriture de l’espace, etc. Notons ici que ce thème a déjà été largement exploré, notamment dans les Rencontres Internationales d’Annecy (depuis 16 ans).
(2) LE DESIGN POUR LE CINÉMA
Le design, en tant que discipline pensant et façonnant le monde, peut être amené à penser pour le cinéma, c’est-à-dire à penser les objets et espaces qui conditionnent l’expérience cinématographique (voir des films, sur petit ou grand écran) et entourent sa réception (lire des ouvrages, articles de sites web avant ou après le visionnage du film en question, voir une exposition sur un cinéaste, etc.).
Conception des espaces du cinéma : concevoir la salle de cinéma ; penser l’expérience cinématographique (espaces, sièges, accessoires, tel le travail de Martin Szekely pour le MK2 Bibliothèque / François Mitterrand), expositions et muséographie du cinéma (musées, cinémathèques, etc.). pensons également aux lieux où se fait le cinéma (studios de tournage, les espaces Gaumont-Pathé, la démesurée Cité du Cinéma de Luc Besson…)
Conception d’espaces de cinéma : décors, lieux, utopies filmées (la ville pliable d’Inception, la ville mutante de Dark City, les décors peints de Marnie, par exemple, l’incrustation de tableaux peints dans L’anglaise et le duc d’Éric Rohmer).
Conception d’objet & lieux promotionnels : merchandising, événements promotionnels, conception graphique des supports (packaging des DVD, coffrets, et autres supports, tels les dossiers de presse).
Conception des outils : caméra, objets dédiés aux plateaux, mobilier pour les tournages, etc.
Design Graphique et Cinéma (1) : l’édition de cinéma (choix éditoriaux et graphiques dans la presse spécialisée) ; ouvrages-phares comme Histoire(s) de Cinéma aux éditions Gallimard. Pensons à la traduction d’un film sur un support papier (le « livre du film », une forme à questionner), ou aux ouvrages monographiques tels que The Stanley Kubrick Archives aux éditions Taschen. Nous notons le succès public des art books, notamment pour les films d’animation.
Design Graphique et Cinéma (2) : création d’intertitres, de sous-titres, de génériques, d’affiches.
Il est nécessaire de s’intéresser à la typographie au cinéma, aux objets graphiques filmés (par exemple les intertitres chez Jean-Luc Godard, en Antique Olive retravaillée), plus globalement aux objets textuels accompagnant le film (les sous-titres ; voir le travail de Sandrine Nugues sur une police de caractère dédiée aux sous-titres). Le cinéma peut également inspirer le design graphique, dans le champ très large du fan art (affiches, gifs animés…) mais aussi pour des projets plus spécifiques (création d’un caractère « Jean- Luc » par le studio Carvalho Bernau pour l’anniversaire du réalisateur). Notons le téléfilm Hollywood at Last (1979), qui explore la relation typographie/ cinéma.
Design Graphique et Cinéma (3) : le livre au cinéma (The Book of Eli, le livre maudit de Evil Dead, le livre passerelle de L’histoire sans fin …)
(3) LE CINÉMA POUR LE DESIGN
Contrairement à la position évoquée ci-dessus, le cinéma peut également traiter le design et les designers comme des objets à filmer (approche thématique), dans des œuvres de fiction, documentaires et dans la forme singulière du biopic.
Films dédiés aux designers / aux design(s) :
documentaires //
Roger Tallon, itinéraires d’un designer industriel, Thierry Grillet, coll. Monographie, éd. Musée National d’Art Moderne / Centre de Création Industrielle (Paris, 1993).
The September Issue, documentaire de 2008.
Objectified, documentaire de 2009. Art & Copy, documentaire de 2009.
fictions //
Prêt-à-porter, Robert Altman, 1994.
Charlie Sheen en graphiste extravagant dans A Glimpse Inside the Mind of Charles Swan the Third(Roman Coppola, 2013).
La rencontre entre mode et édition dans Le diable s’habille en Prada (David Frankel, 2006) et dans Sex and the city (Darren Starr, 1998-2004). On observera un contrepoint avec le personnage de la petite main dans Gomorra (Matteo Garonne, 2008).
adaptations // du roman graphique / de la bande dessinée au film ; Sin City, Ghost World, Persepolis, Tintin, tous les films de super-héros.
biopics //
Biopics de designers et architectes célèbres, personnage et persona du designer au cinéma. Voir les deux films sur Yves Saint-Laurent, réalisés par Jalil Lespert et Bertrand Bonello en 2014, le film sur Coco Chanel d’Anne Fontaine (Coco avant Chanel). Noter que les biopics concernent surtout les couturiers (design de mode).
(4) DESIGN ET CINÉMA : OUTILS COMMUNS, PASSERELLES THÉORIQUES ET PRATIQUES
Enfin, nous souhaitons traiter des cas où le design et le cinéma peuvent être mis en face-à-face : l’un n’est pas l’objet d’étude de l’autre, l’un n’est pas non plus au service de l’autre, puisque les deux disciplines trouvent potentiellement des zones de recouvrement, des terrains d’entente, des hybridations de leurs héritages pratiques et théoriques.
Modélisation 3D (conception en design, l’animation au cinéma)
Le son (design sonore migrant vers le cinéma, sonorité d’un lieu ou d’un objet repensée par le cinéma)
La question de l’autorat (jamais unique, dans les deux disciplines, et pourtant on retrouve cette notion de « signature ») ; la figure de l’auteur, du créateur, du concepteur dans les deux champs ; éventuellement, considérations sur le star-system entre design et cinéma.
Cinéma & jeux vidéo : Le jeu vidéo a longtemps imité le cinéma, depuis peu le mouvement inverse peut être observé(typologies de plans, telle la vue subjective). Le lien entre le cinéma et le « game design » peut également être interrogé.
La question de l’adaptation de jeux videos en films (et réciproquement) : Street Fighter, Mortal Kombat, Tomb Raider, Doom, Mario Bros ; emprunts de langage, forme (Scott Pilgrim).
Le design et le cinéma face aux autres arts : dialogue des deux disciplines avec la musique, la peinture (ici des cas précis devraient être évoqués)...
La notion de série, commune aux deux industries (franchises au cinéma, séries de produits, « édition » ou « collection » en design).
Un pont à l’endroit de la fiction et des design fictions : les objets fictifs du cinéma peuvent-il être considérés comme appartenant au champ du design fiction ?
Aires culturelles communes : l’Italie (pour deux traditions fortes), Les États-Unis, La France ; la question de la tradition, de l’héritage culturel.