Impact des fictions sérielles sur nos imaginaires et nos représentations du monde : quelle place pour le design ?
Fabienne Denoual
Dans cet article, je m’attacherai à voir en quoi la fiction, et notamment la fiction au long cours de type sériel, qui rencontre un grand succès auprès d’un public international, contribue à dessiner avec une efficacité redoutable nos représentations et nos imaginaires. Je chercherai également à montrer que les fictions sérielles tracent des lignes d’horizon collectives désirables, travaillant au soft power (Nye, 2004) d’une nation, c’est-à-dire à une capacité à répandre ses valeurs et à les enraciner dans d’autres cultures. Vous reconnaîtrez ici l’une des grandes fonctions du design de communication : transmettre les valeurs d’une entreprise, contribuer à aiguiser son positionnement stratégique à travers la création de son identité de marque. D’ailleurs, n’est-ce pas à ce titre que le design a pu à ce point participer au déploiement de l’industrie de la consommation ?
→ Les séries télévisées : des machines à fabriquer des histoires et à formater les esprits ?
Dès 1928, Edward Bernays, propagandiste influent et publicitaire américain, également neveu du célèbre psychanalyste Sigmund Freud1, soulignait que :
La politique générale de l’entreprise obéit à un […] phénomène
typiquement moderne, à savoir la concurrence qui oppose désormais
certaines firmes au reste d’un secteur industriel dont elles font
partie intégrante. Il faut également mentionner la compétition apparue
entre des industries entières, qui rivalisent pour le porte-monnaie du
consommateur. Lorsque, par exemple, un fabricant de savon affirme que
son produit maintient jeune, il s’efforce manifestement de changer le
mode de pensée collectif à propos du savon en général - sujet d’une
extrême importance pour l’industrie dans son ensemble. Ou encore,
lorsque l’industrie du mobilier métallique cherche à convaincre le
public qu’il vaut mieux acheter ses produits plutôt que des meubles en
bois, elle ambitionne sans contredit de changer les goûts et le mode
de vie de toute une génération. Dans un cas comme dans l’autre,
l’entreprise tente de s’immiscer dans les existences et dans les
habitudes de millions de personnes (2007, 72).
Le design a bien évidemment largement contribué à asseoir cette politique générale de l’entreprise, comme le célébrait le designer Raymond Loewy, fondateur de la CEI, Compagnie d’Esthétique Industrielle, au début des années cinquante, et son ouvrage La laideur se vend mal (Loewy, 1990) ainsi que la série Mad Men réalisée par Matthew Weiner (2007-2015). Mais je choisis plutôt ici de m’arrêter sur le personnage d’Alfred Tate, patron d’une agence de publicité qui emploie Jean-Pierre Stevens, qui est également le mari de Samantha dans Bewitched, série très populaire créée par Sol Saks, produite et diffusée entre 1964 et 1972 sur la chaîne américaine ABC puis en France régulièrement à partir de 1966, qui en dresse un portrait archétypal. En effet, Alfred n’arrête pas d’y prendre le parti des clients face à son employé, Jean-Pierre, à s’approprier ses idées, allant parfois jusqu’à le mettre à la porte. Comme le décrit avec justesse le sociologue de la Culture Emmanuel Ethis dans un article posté sur son socio-blog :
Alfred Tate dirige une boîte de publicité McMann & Tate apparemment
en vogue qui est en charge de penser les campagnes publicitaires de
produits tantôt purement américains et censés améliorer le confort de
tous ; tantôt étrangers, mais qu’il s’agit d’américaniser pour les
mettre au goût du grand public d’Amérique du Nord. Samantha, la
sorcière, a donc pour sa part, choisi d’épouser le créatif de l’agence
– Jean-Pierre – un mortel qui lui demande de renoncer à ses pouvoirs
et d’effectuer toutes les tâches ménagères avec ses propres moyens. Le
message omniprésent et récurrent de la série, chaque spectateur le
comprend très vite, est : entrez dans la société de consommation et la
vie sera plus simple, plus facile ; même les sorcières peuvent
renoncer à la magie car l’ingéniosité des inventeurs d’aujourd’hui est
bien supérieure au coup de baguette magique de n’importe quel
magicien. Tout le monde s’efforce d’y croire, bien sûr, et le rôle de
l’agence de pub d’Alfred Tate est central comme fabrique du “faire
croire” (Ethis, 2016).
Fabrique du faire croire que Edward Bernays qualifiait, dans son ouvrage, non sans cynisme de « fabrique du consentement » (Bernays, 2007).
Nous savons que ce document a été écrit par le neveu américain de Sigmund Freud, qu’il a été conçu comme un véritable guide pratique exposant sans détour les grands principes de manipulation mentale de masse à partir des acquis de la psychanalyse. À travers la lecture de cet ouvrage, nous sommes forcé/e/s de nous convaincre, si d’aventure nous ne l’étions pas encore, que nos représentations constituent un enjeu crucial pour le monde des industries. Et faire du design exige à mon sens dans le contexte actuel2 d’avoir cela à l’esprit.
De nos jours, [pour citer une fois de plus Bernays], le directeur
de la publicité d’une agence théâtrale ou d’une compagnie de cinéma
est un homme d’affaires, responsable d’un capital qui se chiffre en
dizaines voire en centaines de millions de dollars. Il ne peut pas se
permettre de jouer les acrobates ou les cavaliers seuls, en matière de
publicité. Il doit connaître à fond le public auquel il s’adresse,
influencer les pensées et les actions des spectateurs potentiels à
l’aide des méthodes inculquées aux milieux du spectacle par
ses anciens élèves, l’industrie et le commerce. Plus le savoir du
public s’étoffe, plus ses goûts s’affinent, et plus, en conséquence,
l’entreprise doit aller à sa rencontre (Bernays, 2007, 90-91).
D’ailleurs, le storytelling, en tant qu’instrument de propagande politique, n’en constituerait-il pas l’un des moyens privilégiés ? Le chercheur Christian Salmon le décrit comme un dispositif général de mobilisation des énergies et de captation des attentions, faisant apparaître l’écriture médiatique comme une machine « à fabriquer des histoires et à formater les esprits » (Salmon, 2007), construisant la vie politique comme un récit dont les principaux ressorts ne sont autres que nos pulsions et émotions. Dans son ouvrage, Christian Salmon révèle la manière dont nos imaginaires font l’objet de ce qu’il nomme un hold up. Le saut vers l’industrie de la production sérielle n’est ici qu’à un pas. Et on pourrait se demander quel est le rôle des industries culturelles dans cette vaste entreprise dont nous sommes à n’en pas douter l’objet.
→ The Wire : une approche exploratoire de la société de Baltimore pour déplier le regard
Les séries nous offrent de vivre dans un monde peuplé de personnages que nous sommes heureux/ses de retrouver d’un épisode à l’autre, auxquels nous nous attachons et nous identifions, que nous détestons, qui parfois nous déçoivent, dont les actions nous transcendent ou nous révoltent. Certaines de ces séries, et notamment les plus populaires, passionnent des milliers de spectateur/trice/s. Elles peuvent bien sûr servir à les détendre, les inspirer, elles peuvent ouvrir des questionnements, heurter leur sens moral. Elles contribuent parfois à déplier leurs préjugés ou au contraire à les renforcer, inscrivent du sens là où il n’y avait jusque là qu’une zone aveugle, ou une vision du monde très parcellaire, mais dans tous les cas, elles influencent les représentations du monde. Ce qui rend la série si singulière, c’est le temps qu’elle peut prendre pour déployer un univers et des personnages, à la différence de formats comme le court et long métrages. Si la série se compose de 7, 8 saisons, ce seront autant d’années pour le/la fan qui respecte la chronologie des médias, ou quelques dizaines d’heures de visionnage pour les impatient/e/s, à s’immerger dans son univers. Certains personnages y prendront de l’épaisseur quand d’autres deviendront secondaires, l’univers pourra s’approfondir sous plusieurs angles ; la série hyperréaliste The Wire créée par David Simon et coécrite avec Ed Burns, diffusée sur HBO du 2 juin 2002 au 9 mars 2008, est emblématique de ce type d’exploration, nous proposant une fresque sociale qui s’étale sur 5 saisons sur la thématique de la criminalité dans le décor de la ville de Baltimore aux États-Unis, frappée par la crise économique et la désindustrialisation.
Saison après saison, la série entreprend de mettre à nu les conflits raciaux, les inégalités sociales et les déviances du système politique. S’y croisent, sans jamais se rencontrer, des dealers, des professeur/e/s, des toxicomanes, des policier/ère/s, des avocat/e/s, des politicien/ne/s, des dockers, composant une narration plus complexe et systémique du quotidien des policier/ère/s et des vendeur/se/s de drogue de Baltimore. On y suit l’évolution des personnages Avon Barksdale et Stringer Bell, chefs de gang et trafiquants d’héroïne, aux prises avec Marlo Stanfield, un jeune dealer ambitieux, les membres de la police de Baltimore et notamment le policier Jimmy M^c^Nulty qui les surveillent et les traquent, ainsi que le personnage singulier d’Omar Little, à la fois braqueur, homosexuel et franc-tireur, qui traverse toutes les saisons, tentant en permanence de dévaliser les vendeurs de drogue.
Dans un article consacré à la série, Antoine Faure, doctorant en sociologie, souligne qu’« à travers une multitude de protagonistes, les auteurs mettent donc en évidence des rôles sociopolitiques et des quotidiens différents, bien que reliés entre eux » (Faure, 2016). Il pointe également le fait que « les scénaristes se sont refusés à présenter des points de vue univoques et des comportements uniformes » (Faure, 2016). À travers la richesse et la profondeur des personnages, les auteur/e/s ont écarté tout manichéisme dans l’intrigue, soulevant de multiples questionnements narratifs.
De cette manière, malgré la diversité de personnages, la série
réussit un travail de caractérisation psychologique assez profond pour
que le spectateur se rende compte que les personnages connaissent tous
des cycles de remise en cause ; que leurs réactions dans diverses
situations peuvent être contradictoires et paradoxales sans que cela
soit un obstacle au récit, dont le fil rouge est bien l’appartenance à
la réalité sociale propre à Baltimore (Faure, 2016).
La construction de la série repose donc, selon l’auteur, sur une personnification de Baltimore au détriment des individualités, lesquelles sont niées afin de renforcer le poids du collectif, de la communauté locale, autrement dit du social, et donc de la société propre à la ville de Baltimore. Ainsi les réalisateur/trice/s dressent-ils/elles le portrait de la ville de Baltimore, chaque saison y ajoutant un trait, contribuant à faire émerger une épaisseur de sens complémentaire au récit, se stratifiant à la précédente.
L’histoire débute par le jeu de cache-cache auquel se livrent la
police criminelle et les trafiquants d’héroïne. Mais au fil des
épisodes et des saisons, sont introduits, par vagues, les autres
services de police de la ville et leur hiérarchie ; les docks et leurs
leaders syndicaux (touchés par la crise de la cité portuaire) ; les
élus politiques locaux ; les acteurs associatifs des quartiers
défavorisés ; les instituteurs, professeurs et fonctionnaires des
écoles et collèges ; ou encore les journalistes du Baltimore Sun. Au
final, ils sont très peu à rester durant les 5 saisons. Or, cette
diversité renforce l’appartenance des personnages à un même contexte,
leur confrontation commune à une récession économique, c’est-à-dire
leur unité du fait d’un attachement à la ville de Baltimore et à sa
situation économique et sociale (Faure, 2016).
→ Des séries pour influencer les imaginaires et les représentations partagés ?
Si certaines séries dites sociologisantes déplient et explorent, cherchant à comprendre une réalité qui nous est contemporaine, on pourrait se demander si d’autres ne seraient pas là pour légitimer et conforter des visions du monde déjà instituées, contribuant plutôt à ce que Bernays nommait « la fabrique du consentement »3, comme l’usage de la torture dans la série d’action culte 24 (2001-10) que le personnage principal, Jack Bauer, l’un des « meilleurs agents » de la cellule anti-terroriste de Los Angeles, n’a cessé de légitimer tandis que le gouvernement de George W. Bush la pratiquait au même moment dans l’illégalité en 2003. La série 24, créée par Joel Surnow et Robert Cochran, a été diffusée pour la première fois sur la chaîne Fox en 2001. Au cours de ses 192 épisodes étalés sur huit saisons, six présidents des États-Unis se succèdent, sur fond d’attaques terroristes nucléaires, chimiques et bactériologiques. Le président qui a le plus marqué les téléspectateur/trice/s est sans doute David Palmer, personnage central des trois premières saisons, mais restant toutefois présent jusqu’à la saison 5. Sénateur aspirant à la fonction suprême dans la première saison de la même série, il devient en effet le premier président américain noir dans la seconde saison sans que personne ne semble s’en être aperçu. À cette époque, la série est très suivie et on ne peut s’empêcher de se demander si elle n’a pas contribué à l’élection de Barack Obama, banalisant l’idée qu’un homme noir puisse accéder à cette fonction. De même, la série politique danoise à grand succès Borgen, créée par Adam Price (2010-2013) n’a-t-elle pas contribué à légitimer la candidature et l’accès à la fonction de premier ministre du Royaume du Danemark de Helle Thorning-Schmidt entre 2011 et 2015 ? Des séries comme Commander in chief, créée par Rod Lurie (2005-2006) ; Veep, créée par Armando Lannucci (depuis 2012) ont familiarisé les imaginaires américains avec l’idée de voir accéder une femme au pouvoir.
Ce que tout cela met en évidence, c’est que le réel, ou plutôt le réel que l’on se raconte, n’est peut-être lui-même qu’une fiction, « une fiction consensuelle » (Rancière, 2008, 84) comme la nomme Jacques Rancière dans Le spectateur émancipé. Le réel que l’on tente d’objectiver restera, et ce quels que soient nos efforts, une narration. L’enjeu est moins le réel lui-même que la narration que l’on s’en fait, que la vision du réel que différent/e/s acteur/trice/s des industries culturelles vont tenter de répandre, car les représentations et imaginaires partagés par le plus grand nombre constitueront les fictions à partir desquelles nos sociétés sont produites.
Il est fascinant de voir que The Wire, comme le souligne le journaliste Arthur Frayer, est la série qui a conquis les banlieues françaises (Frayer, 2017). Aujourd’hui, en effet, les paroles des rappeurs, les surnoms que se donnent les jeunes et les codes des quartiers empruntent en grande partie à la série de Baltimore.
Dans certaines cités de la banlieue parisienne, des canapés trônent
au milieu des parkings et des immeubles, exposés au vent et au soleil.
“Les jeunes les ont mis là pour imiter les dealers de The Wire”,
explique Rachid Santaki, auteur originaire de Seine-Saint-Denis. Dans
son quartier de Hautepierre, à Strasbourg, le boxeur Ludovic Groguhé a
lui aussi vu des jeunes sortir des bancs de musculation sur le
trottoir pour faire “comme dans la série” (Frayer, 2017).
Ce sont les délinquants comme Marlo Stanfield, Stringer Bell, Omar Little et, dans une moindre mesure, Avon Barksdale qui atteignent sans surprise le palmarès des personnages préférés en raison des jeux de ressemblance. Selon le rappeur français Fafaby cité dans l’article : « Stringer Bell, il ressemble aux mecs du 9-2 [Hauts-de-Seine], il pense business, après, il agit. A l’inverse, Avon [Barksdale], il serait plus comme les types du 9-3 [Seine-Saint-Denis], qui sont plus dans la violence, qui tirent et qui pensent après » (Frayer, 2017). Cela dit, il est tout de même intéressant de voir l’immense sympathie éprouvée pour le personnage d’Omar Little. Comme le souligne l’auteur de bandes dessinées Berthet One : « C’est super osé mais très bien vu de faire d’Omar un homo, parce que c’est le mec qu’on aime bien. Beaucoup de rappeurs américains ont dit qu’ils étaient homos, ça ne choque plus personne, maintenant, dans le milieu hip-hop » (Frayer, 2017). Si les jeunes des quartiers populaires ont pu se projeter dans The Wire, la série leur a aussi permis de déployer une compréhension plus globale et systémique articulant plusieurs univers : le monde politique, celui des docks, de la police, de l’enseignement. Ils ont pu y découvrir les processus de corruption, la logique du chiffre qui contraint les agent/e/s de police, les coupes budgétaires décidées en haut lieu souvent sur le dos des habitant/e/s des quartiers pauvres. Ils y découvrent donc un monde sans concession, d’une certaine manière aussi dur que le leur, et restitué avec le même souci de réalisme par David Simon. Comme le dit encore le rappeur Fafaby : « Je savais pas tout ça. J’espère quand même que la réalité ne va pas jusque-là » (Frayer, 2017). La force des séries, lorsqu’elles sont réussies, et c’est le cas de The Wire, tient au fait qu’elles parviennent, à travers la description de situations humaines ordinaires et singulières, à poser certaines des grandes questions universelles et politiques qui traversent notre temps.
Leur force nous rappelle également combien notre lecture du monde est mouvante et influençable.
Nous nageons en permanence dans des fictions, nous sommes pétris d’histoires que nous nous racontons, dans lesquelles nous nous reconnaissons, que nous croyons et qui fondent nos repères ainsi que le sens que nous donnons au monde dans lequel nous vivons, ce que Rancière nomme « les coordonnées du représentable » (Rancière, 2008, 72). Il ne s’agit pas par là de dénier la force du réel, mais de reconnaître la puissance des histoires, leur impact sur nos représentations et par voie de conséquence sur le réel lui-même. Notons depuis quelques dizaines d’années l’apparition de prénoms issus des séries américaines tels : Kelly, Jennifer, Brandon, Caleesi en France et à travers le monde. Ne sont-ils pas les témoins de l’influence des héros des feuilletons américains, de Santa Barbara (créée par Bridget et Jerome Dobson, 1984-1993) à Game of Thrones (David Benioff et D. B. Weiss, diffusée depuis 2011) en passant par Beverly Hills (créée par Darren Star, diffusée entre 1990 et 2000) ? C’est l’impact de ces séries sur nos représentations genrées qu’a cherché à mesurer l’étude du professeur de psychologie Christopher Ferguson, qui enseigne à l’Université Stetson, en Floride, et qui a été publiée dans Journal of Communication (Ferguson, 2012). Elle a notamment conduit à conclure que les femmes fortes dans les séries et les films rendent les hommes moins sexistes. Effectuée sur un panel de 150 étudiant/e/s (autant d’hommes que de femmes), l’étude a consisté à leur montrer des séries télévisées mettant en scène des femmes faibles et impuissantes (The Tudors, créée par Michael Hirst (2007-2010) ; Masters of Horror, créée par Mick Garris (2005-2007)), puis des séries dans lesquelles les femmes sont fortes et caractérielles (Buffy the Vampire Slayer, créée par Joss Whedon (1997-2003) ; Law and Order: Special Victims Unit, créée par Dick Wolf (diffusée depuis 1999)). Après avoir diffusé différents extraits, le psychologue a distribué un questionnaire aux étudiant/e/s afin de connaître leur vision des femmes à travers des questions telles que : « Le leadership intellectuel d’une communauté devrait-il appartenir aux hommes ? », ou encore : « Y-a-t-il des jobs pour lesquels les hommes devraient être plus volontiers promus que les femmes ? ». De fait, les hommes ayant été confrontés à des extraits de séries comportant des femmes faibles ont des avis bien plus négatifs sur ces dernières que ceux ayant regardé des passages de séries avec des femmes fortes et combatives. « Il se peut que les représentations négatives des femmes réveillent les stéréotypes négatifs que certains hommes ont sur les femmes, alors que les représentations positives contestent ces stéréotypes » (Athanasiadis, 2017), explique le psychologue qui a baptisé ce constat « l’effet Buffy » (Ferguson, 2012).
→ « L’effet Buffy »
La série culte Buffy the Vampire Slayer diffusée entre 1997 et 2003 propose une inversion des genres intéressante. Comme le précise son créateur Joss Whedon, la série est née de l’idée d’inverser la formule hollywoodienne de « la jeune fille blonde qui va dans une ruelle sombre et se fait tuer dans tous les films d’horreur » (Shprinzel, 2015). Whedon voulait « subvertir ce cliché et créer quelqu’un qui serait un héros » (Shprinzel, 2015). Il explique que « la mission première de la série, c’était la joie liée au pouvoir féminin : avoir le pouvoir, l’utiliser, le partager » (Shprinzel, 2015). Douffie Shprinzel, auteure d’une analyse politique de la série, souligne qu’une de ses grandes forces est de proposer une figure féminine qui casse le conditionnement comme sexe faible que les femmes subissent. Ainsi, Buffy, adolescente blonde et pom-pom girl qui correspond aux clichés esthétiques habituels, aux canons physiques de l’époque, se sent néanmoins en toute confiance pour patrouiller dans le cimetière de la ville de Sunnydale seule la nuit car, en tant que tueuse de vampires élue, elle est dotée d’une force surnaturelle et de ce fait, elle sait qu’elle est beaucoup plus forte que la plupart des monstres qu’elle y combattra. De ce point de vue, elle combat le lieu commun patriarcal consistant à pressentir, dès que l’on aperçoit une femme seule dans un film, qu’il s’agit de la future victime. Comme le dit justement Douffie Shprinzel :
Par ailleurs, contrairement à de nombreuses autres héroïnes dotées de
pouvoirs physiques, les pouvoirs de Buffy n’ont rien de connoté
féminin : elle est là pour mettre des coups de poing, des coups de
pied, défoncer des portes, rattraper un bus à pleine vitesse en
courant. Sa force physique est valorisée à travers des plans où elle
apparaît de manière théâtrale et spectaculaire, comme c’est souvent le
cas pour des super-héros masculins. Son héroïsme est aussi mis en
valeur tout au long de la série. Un enfant qu’elle a sauvé d’un
monstre la dessine en héroïne victorieuse ; elle est filmée au ralenti
et avec une musique épique quand elle se sacrifie pour sauver le
monde ; et il y aura marqué sur sa tombe : “she saved the world a lot”
(“elle a beaucoup sauvé le monde”). Sa force surnaturelle et son
courage sont ainsi fréquemment réaffirmés d’une manière qui est
traditionnellement réservée aux héros masculins » (Shprinzel, 2015).
Et on pourrait en dire autant pour le personnage de la meilleure amie de Buffy, Willow, qui devient au fil des saisons une puissante sorcière usant de la magie pour transformer le monde autour d’elle, pouvoir en général plutôt réservé aux hommes. Par ailleurs, sa magie aura été essentielle à plus d’une reprise ; et on a donc ainsi un retournement d’une figure misogyne, celle de la sorcière – femme puissante et donc « méchante » – en figure féministe. Si l’auteure analyse ensuite des aspects qui tempèrent le féminisme de la série, mettant l’accent entre autres sur le fait que les personnages restent conformes aux fantasmes masculins, que le pouvoir féminin reste sous contrôle masculin et notamment sous le contrôle de l’observateur de Buffy, Giles, le personnage de Buffy reste néanmoins une figure incontestable du féminisme contemporain. Ce qui motive sans doute le choix du psychologue Christopher Ferguson de qualifier son constat d’« effet Buffy ».
Mon étude [dit-il] montre bien que les rôles de femmes fortes
permettent de réduire le sexisme chez les hommes et rendent les femmes
plus confiantes du moins à court-terme. Les médias tels que la
télévision et les séries peuvent avoir un impact important et tout le
monde gagnerait à ce que cette étude soit prise en compte par les
studios (Athanasiadis, 2017), insiste-t-il.
La question que l’on pourrait se poser, si l’on était cynique, serait de savoir si elle ne l’est pas déjà. Selon Christopher Ferguson, le débat sur la violence des médias aurait de ce fait peut-être caché l’impact positif que pourraient avoir les rôles de femmes fortes :
Nous avons peut-être été distrait par la “morale” du contenu, et pas
prêté suffisamment attention à la question plus fondamentale de la
façon dont les femmes sont représentées (Athanasiadis, 2017).
Dès lors, que conclure ? Nous pouvons sans aucun doute confirmer que les fictions sérielles ont une force d’impact énorme sur nos représentations et nos imaginaires. Et qu’à ce titre, elles peuvent se révéler un outil puissant dans le déploiement de l’industrie des affects, ce qui n’est pas forcément une bonne nouvelle pour nous. Peut-être que l’on peut également souligner le fait que design et histoire ont un avenir prometteur qui n’en est encore qu’à ses prémisses. Aujourd’hui, lorsque l’on parle de design fiction, terme inventé en 2005 par l’auteur américain de science-fiction Bruce Sterling4 qui l’évoquait dans Shaping Things (2005), on entend par là une approche prospectiviste par le design qui spécule sur de nouvelles idées en utilisant les techniques du design, comme le prototypage ou la narration (storytelling). Le terme important, c’est le terme « intentionnel ». C’est un choix délibéré, décidé qui a pour objet de présenter une forme, une histoire afin d’avoir un impact sur la pensée du public. Philippe Gargov, géographe et co-fondateur de l’agence pop-up urbain, le définit très clairement sur son blog :
[L]e design-fiction décrit l’utilisation de procédés narratifs pour
présenter de manière “réaliste” l’utilisation potentielle d’objets et
de services futuristes, le plus souvent sous forme de courtes vidéos.
Comme le précise Bruce Sterling auteur de sciences-fictions américain,
il ne s’agit pas de fiction, mais bien de design, avec toutes les
limites et contraintes que cela implique : quelle faisabilité
technique ? Quelle interaction-utilisateur ? Quel modèle économique ?
etc. (Gargov, 2012).
A Digital Tomorrow, vidéo de design-fiction produite pour Curious Rituals, est un projet de recherche conduit en juillet-août 2012 par Nicolas Nova (The Near Future Laboratory / HEAD-Genève), Katherine Miyake, Nancy Kwon et Walton Chiu du programme Media Design. Cette vidéo s’appuie sur un répertoire de nos interactions humain-objet dans la ville hybride. Ce projet de recherche porte sur la gestuelle, les postures et les rituels digitaux qui émergent avec l’usage des technologies numériques. Son originalité tient à une orientation délibérément pragmatique : elle ne se contente pas de raconter un futur possible : elle nous permet de comprendre le présent, sur lequel s’agencera nécessairement l’innovation à venir. Comme le souligne encore Philippe Gargov : « En creux de cette vidéo se dessine donc le futur “Nouveau Normal” de notre monde hybride, avec toutes les frictions qui peuvent en émerger » (Gargov, 2012). Approche bien différente de celle, très célèbre, déployée dans le long métrage Minority Report, réalisé par Steven Spielberg en 2002, mettant l’accent sur les interfaces gestuelles 3D. Ce que cela pointe, c’est le fait que les vidéos de design-fiction se révèlent comme une puissante ressource à ajouter à la boîte à outils de la prospective. Elles nous révèlent également le fait que les technologies, pour être implémentées, ont besoin du support des histoires. Pour l’instant, il y a une grande déconnexion entre les innovations technologiques et les histoires qui permettraient de s’imaginer ce qu’elles pourraient apporter au quotidien.
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les séries et les films rendent les hommes moins sexistes ». Le
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temps d’accord avec tout le monde... ». Le socioblog, 29 mars, [en
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Garris, Mick. 2005-07. Masters of Horror [TV]. Showtime. 2
saisons. 26 épisodes. 55’.
Hirst, Michael. 2007-10. The Tudors [TV]. Showtime. 4 saisons.
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Lannucci, Armando. 2012—. Veep [TV]. HBO. 6 saisons. 49
épisodes. 26’.
Lurie, Rod. 2005-06. Commander in Chief [TV]. ABC. 1 saison. 18
épisodes. 42’.
Price, Adam. 2010-13. Borgen [TV]. DR1. 3 saisons. 30 épisodes.
58’.
Saks, Sol. 1964-72. Bewitched [TV]. ABC. 8 saisons. 254
épisodes. 25’.
Simon, David (coécrite avec Ed Burns). 2002-08. The Wire [TV].
HBO. 5 saisons. 60 épisodes. 58’.
Starr, Darren. 1990-2000. Beverly Hills [TV]. Fox. 10 saisons.
294 épisodes. 44’.
Surnow, Joel & Robert Cochran. 2001-10. 24 [TV]. Fox. 9
saisons. 204 épisodes. 43’.
Weiner, Matthew. 2007-15. Mad Men [TV]. AMC Networks. 7 saisons.
92 épisodes. 47’.
Whedon, Joss. 1997-2003. Buffy the Vampire Slayer [TV]. The WB
et UPN. 7 saisons. 144 épisodes. 43’.
Wolf, Dick. 1999—. Law and Order: Special Victims Unit [TV].
NBC. 18 saisons. 404 épisodes. 42’.
• vidéo en ligne
Curious ritual. « A digital tomorrow ». Vidéo. 9’36, [en ligne],
https://vimeo.com/48204264.
-
L’influence des idées relatives à la psychanalyse développées par
son oncle combinées à celles de Gustave Le Bon (Le Bon, 1903) et
Wilfred Trotter (Trotter, 1916) sur la psychologie des foules aurait
été déterminante dans l’élaboration de méthodes visant à manipuler
l’opinion publique. ↩ -
C’est-à-dire dans un contexte où les données personnelles sont
récupérées, monétisées et vendues. « C’est le modèle économique
utilisé par certaines applications qu’on télécharge sur son
téléphone mobile. Elles réclament le droit d’accéder au carnet
d’adresses, à l’historique de navigation, à la géolocalisation, aux
photos, bref, à la quasi-totalité des informations qui sont contenus
dans le smartphone, faute de quoi, l’installation est impossible »
(Loubière, 2014). Où les algorithmes permettent aujourd’hui de
prévoir, d’anticiper nos actes. « Ils peuvent déterminer vos
préférences sexuelles, vos goûts, vos penchants politiques, vos
habitudes de consommation, le lieu où partirez en vacances et les
livres que vous êtes susceptible de lire à un certain moment »
(Loubière, 2014). Dans ce contexte, il est en effet fondamental de
faire prendre conscience de l’importance de soigner nos
représentations individuelles et partagées, et d’avoir à l’esprit
que les mécanismes à partir desquels elles se constituent et
s’enracinent sont fragiles. ↩ -
Formulation d’ailleurs reprise pour le titre de l’ouvrage co-écrit
par Noam Chomsky et Edward Herman : La fabrique du consentement :
de la propagande médiatique en démocratie (Chomsky, Herman, 2008). ↩ -
Le terme lui aurait été soufflé par le designer, ingénieur et
photographe centré sur la création d’objets spéculatifs Julian
Bleecker. ↩